16 juin – Révélations
Lorsque je me suis couché, c’était presque l’aube. J’allais avoir droit à une autre engueulade le lendemain, lorsque je reverrais Amma, mais j’avais le pressentiment que Marian ne s’attendait pas à ce que j’arrive à l’heure au boulot. Elle craignait Amma autant que tout le monde. Je me suis débarrassé de mes chaussures et me suis endormi avant que ma tête touche l’oreiller.
Éclat aveuglant.
La lumière me submergeait. Ou était-ce l’obscurité ?
Mes yeux étaient douloureux avec des taches noires, comme si j’avais contemplé le soleil trop longtemps. Je ne distinguais qu’une silhouette. Je n’avais pas peur. Je connaissais cette ombre intimement, la taille fine, les attaches et les doigts délicats. La moindre mèche des cheveux qui s’agitaient sous l’effet du Souffle Enchanteur.
Lena a avancé, la paume tendue vers moi. Pétrifié, j’ai observé ses mains quitter l’ombre pour entrer dans la lumière où je me trouvais. Peu à peu, ses bras, sa taille, ses épaules, sa poitrine sont apparus.
Ethan.
Si son visage était encore dissimulé, ses doigts me touchaient, caressaient mes épaules, ma nuque et mes joues. J’ai plaqué ma main contre la sienne, et ce contact m’a brûlé, pas de chaud, mais de froid.
Je suis là, L.
Je t’aimais, Ethan. Malheureusement, je dois partir.
Je sais.
Dans le noir, j’ai aperçu ses paupières qui se soulevaient, révélant la lueur dorée, les pupilles de la malédiction. Les prunelles d’une Enchanteresse des Ténèbres.
Je t’aimais aussi, L.
J’ai doucement refermé ses yeux. La sensation glacée a disparu. Regardant ailleurs, je me suis obligé à me réveiller.
Lorsque je suis descendu, j’étais prêt à subir les foudres d’Amma. Mon père était allé acheter un magazine au Stop & Steal, nous étions seuls, elle et moi. Ou plutôt, nous étions trois en comptant Lucille, qui observait avec mélancolie la nourriture pour chat dans sa gamelle. Une nouveauté. Amma devait lui en vouloir également.
Elle sortait une tarte du four. La table était mise, mais rien ne cuisait pour le petit déjeuner. Ni bouillie d’avoine ni œufs, pas même une tranche de pain en train de griller. La dernière fois qu’Amma avait fait de la pâtisserie le matin au lieu de s’occuper du petit déjeuner avait été le lendemain de l’anniversaire de Lena. Avant, il n’y avait eu que le jour suivant la mort de ma mère. Amma pétrissait la pâte avec la détermination d’un boxeur professionnel. Sa rage était capable de préparer assez de cookies pour nourrir les fidèles des églises baptistes et méthodistes réunis. Pourvu que la pâte ait absorbé l’essentiel de sa fureur ce matin !
— Pardonne-moi, Amma. J’ignore ce que cette chose nous voulait.
Sans daigner se retourner, elle a claqué la porte du four.
— Bien sûr. Il y a tant de choses que tu ne sais pas. Ça ne t’a pourtant pas empêché de t’aventurer là où tu n’avais rien à faire. N’est-ce pas ?
Elle s’est emparée de son plat creux, en a mélangé le contenu avec la Menace du Cyclope, comme si elle ne s’en était pas servi la veille pour effrayer Ridley et la forcer à lui obéir.
— Si je suis descendu, c’était pour retrouver Lena. Elle traîne avec Ridley, et je crois qu’elle a des ennuis.
Pour le coup, Amma a fait volte-face.
— Ah oui ? Des ennuis, elle ? As-tu la moindre idée de ce qu’était cette chose ? Celle qui s’apprêtait à t’enlever à ce monde pour l’autre ?
Elle a touillé avec frénésie.
— Liv appelle ça un Ire. Convoqué par quelqu’un de puissant.
— Et de Ténébreux. Quelqu’un qui ne veut pas que toi et tes amis fourriez votre nez dans les Tunnels.
— Qui ? Sarafine ? Hunting ? Et pour quelle raison ?
Amma a brusquement reposé son plat.
— Pourquoi faut-il que tu poses autant de questions sur des sujets qui ne sont en rien tes oignons ? Ce doit être ma faute. Je t’ai laissé me harceler quand tu étais encore si petit que tu n’arrivais même pas à la hauteur de ce plan de travail. Mais c’est un jeu de dupes. Personne ne gagne.
Génial ! Encore des énigmes.
— Qu’est-ce que tu racontes, Amma ?
Elle a pointé son doigt sur moi, exactement de la même façon que la nuit précédente.
— Tu n’as rien à fiche dans les Tunnels, tu m’entends ? Lena traverse des moments difficiles, et j’en suis désolée, mais elle doit s’en sortir seule. Il n’y a rien que tu puisses faire. Alors reste en dehors de ces souterrains. Des créatures pires que les Ires les hantent.
Elle est retournée à son gâteau, transvasant la pâte dans un moule.
— Et maintenant, file travailler et garde les pieds sur terre.
— Oui, madame.
Je n’aimais pas mentir à Amma. Techniquement parlant, je ne lui mentais pas vraiment. Enfin, c’est ce que je me suis répété. J’allais bien au boulot. Juste après être passé à Ravenwood, cependant. Vu ce qui s’était produit la veille au soir, il n’y avait plus rien – et tout – à dire.
J’avais besoin de réponses. Depuis combien de temps Lena me racontait-elle des salades et agissait-elle dans mon dos ? Depuis l’enterrement, la première fois que je les avais vus ensemble ? Ou depuis le jour où elle avait pris en photo sa Harley ? Des mois, des semaines, des jours ? Ces distinguos sont importants, pour un garçon. Tant que je ne découvrirais pas la vérité, elle me rongerait, de même que le peu d’orgueil qui me restait.
Parce que c’était ça, le truc : je l’avais entendue, mentalement et oralement. Elle avait prononcé les mots, je l’avais vue avec John. « Je ne veux pas de toi ici, Ethan. » C’était fini entre nous. La seule chose dont j’étais persuadé qu’elle ne se produirait jamais.
Je me suis garé devant les grilles en fer forgé ouvragé de Ravenwood et j’ai coupé le moteur. Je suis resté assis dans la voiture, fenêtres fermées, bien que la chaleur commence à être accablante. D’ici quelques minutes, elle serait suffocante. Pourtant, j’étais incapable de bouger. J’ai fermé les yeux, à l’écoute des cigales. Si je ne quittais pas l’habitacle, je ne saurais jamais. Il était absolument inutile que je franchisse ce portail. Ma clé était toujours en place, il m’était possible de la tourner et de repartir vers la bibliothèque.
Alors, rien de tout cela n’aurait lieu.
J’ai mis le contact, la radio s’est allumée. Quand bien même elle était éteinte lorsque je m’étais arrêté. La réception de la Volvo ne valait guère mieux que celle de La Poubelle. Ça ne m’a pas empêché de distinguer une mélodie à travers le larsen.
Dix-sept sphères, dix-sept lunes,
Avant l’heur’ surgit la lune,
Astres éteints, cœurs suivis,
L’un brisé, l’autre tari…
Le moteur a calé, la musique s’est tue. Je n’avais pas compris le passage sur la lune, sinon qu’elle apparaissait, ce que je savais déjà. Et je n’avais pas besoin de la chanson pour me dire lequel de nous deux avait le cœur desséché par la peine.
Quand je me suis enfin décidé à descendre de la voiture, la touffeur abrutissante de Caroline du Sud m’a presque semblé fraîche. Les grilles ont grincé lorsque je me suis glissé dans le domaine. Plus j’approchais de la demeure, plus elle me semblait désolée, maintenant que Macon n’était plus. C’était encore pire que lors de ma dernière visite.
J’ai grimpé le perron de la véranda, sensible aux craquements des marches sous mon poids. L’intérieur de la maison devait être en aussi piteux état que le jardin, mais je ne le voyais pas. Où que je pose les yeux, je ne distinguais que Lena. Tentant de me persuader de rentrer chez moi le soir de ma première rencontre avec Macon, assise sur ces marches dans sa tenue orange de prisonnière la semaine ayant précédé son anniversaire. J’éprouvais vaguement l’envie d’emprunter le sentier menant à Greenbrier, à la tombe de Genevieve, histoire de me rappeler Lena blottie près de moi avec un vieux dictionnaire de latin alors que nous nous efforcions de donner un sens au Livre des lunes.
Ces souvenirs n’étaient cependant plus que des fantômes, aujourd’hui.
Examinant le bas-relief du linteau, j’ai repéré la lune désormais familière des Enchanteurs. Je l’ai caressée, hésitant. Bien qu’incertain de l’accueil qu’on me réserverait, j’ai fini par appuyer dessus. La porte s’est ouverte, et tante Del a relevé la tête et m’a souri.
— Ethan ! J’espérais tant que tu viendrais avant notre départ !
Elle m’a gratifié d’une brève accolade. La maison était plongée dans le noir. J’ai aperçu un monceau de valises au pied de l’escalier. La plupart des meubles étaient protégés par des draps, et les volets étaient tirés. Ainsi, c’était vrai. Ils s’en allaient pour de bon. Lena n’avait pas reparlé de ce voyage depuis la fin des cours et, avec tout ce qui s’était passé par ailleurs, j’avais presque oublié. Enfin, j’avais tout fait pour. Lena n’avait même pas précisé qu’ils avaient commencé à préparer leurs bagages. Décidément, le nombre de choses qu’elle me taisait n’allait qu’en s’accroissant.
— C’est bien pour cela que tu es ici, n’est-ce pas ? m’a demandé tante Del, hésitante. Pour nous dire au revoir ?
En tant que Palimpseste, elle ne parvenait pas à séparer les époques, si bien qu’elle était toujours un peu décalée. Elle était en mesure de voir tout ce qui avait eu lieu ou aurait lieu dans une pièce dès l’instant où elle y pénétrait. Sauf que tout cela arrivait en même temps. Il m’était arrivé de m’interroger sur ce qu’elle voyait lorsque j’entrais ici. Je ne tenais peut-être pas à l’apprendre.
— Oui, c’est pour ça. Quand partez-vous ?
Reece triait des livres dans la salle à manger. J’ai quand même aperçu sa moue mécontente. Par habitude, je me suis détourné. Je n’avais pas besoin qu’elle lise les événements de la nuit sur mes traits.
— Pas avant dimanche, m’a-t-elle lancé. Lena n’a malheureusement encore rien emballé. Ne la dérange pas.
Baissant la tête, j’ai gagné le salon afin de saluer Bonne-maman. Force immuable, elle était assise dans son rocking-chair avec une tasse de thé et le journal, à croire que l’agitation de cette matinée ne la concernait en rien. En souriant, elle a plié en deux sa lecture. J’avais d’abord cru qu’il s’agissait du Stars and Stripes, mais le journal était dans une langue que je ne connaissais pas.
— Bonjour, Ethan. J’aurais aimé que tu puisses nous accompagner. Tu me manqueras, et je ne doute pas que Lena va compter les jours nous séparant de notre retour.
Se levant de son fauteuil à bascule, elle m’a serré dans ses bras.
Lena pouvait en effet compter les jours, mais pour une raison différente. Sa famille ne soupçonnait pas que nous étions séparés, comme elle était inconsciente de ce que vivait Lena en ce moment. À mon avis, personne ne concevait qu’elle traîne dans une boîte d’Enchanteurs souterraine comme l’Exil, ni qu’elle se balade à moto à califourchon sur la selle de John. Si ça se trouve, ils ignoraient l’existence même de celui-ci.
Je me suis souvenu de ma première rencontre avec Lena, de la longue liste des endroits où elle avait vécu, des amis qu’elle n’avait jamais eus, des écoles qu’elle n’avait pas eu le loisir de fréquenter. Était-ce le genre d’existence qui l’attendait de nouveau ?
Bonne-maman me scrutait avec curiosité. Elle a caressé ma joue. Sa main était douce comme les gants que portaient les Sœurs pour se rendre à la messe.
— Tu as changé, Ethan.
— Pardon ?
— J’ai du mal à mettre le doigt dessus, mais il y a quelque chose de différent.
J’ai regardé ailleurs. Inutile de jouer les innocents. Elle allait sentir que Lena et moi n’étions plus reliés, pour peu qu’elle ne l’ait pas déjà fait. Bonne-maman ressemblait à Amma. C’était d’ordinaire la personnalité la plus forte d’un groupe, tant sa volonté était affirmée.
— Ce n’est pas moi qui ai changé, madame.
Elle s’est rassise, a repris son journal.
— Balivernes ! Tout le monde change, Ethan. C’est la vie. Et maintenant, va dire à ma petite-fille de préparer ses bagages. Il faut que nous partions avant que les marées s’inversent, sinon nous serons naufragés ici pour toujours.
Elle m’a souri, comme si j’étais un initié susceptible de saisir sa plaisanterie.
Sauf que je ne l’étais pas.
La porte de Lena était à peine entrebâillée. Les murs, le plafond, les meubles – tout était noir. Il ne s’agissait plus de feutre ; à présent, elle gribouillait sa poésie à la craie blanche. Les portes de son placard étaient couvertes de la même phrase répétée à l’infini : runningtostandstillrunningtostandstillrunningtostandstill. J’ai inspecté les mots, les séparant comme j’y étais souvent obligé lorsqu’il s’agissait de déchiffrer l’écriture de Lena. J’ai reconnu alors le titre d’une vieille chanson de U2 ; j’ai également compris à quel point ces paroles[18] sonnaient juste : c’était ce qu’avait fait Lena tout ce temps, à chacune des secondes qui s’étaient écoulées depuis la mort de Macon.
Sa jeune cousine, Ryan, était assise sur le lit, le visage de Lena entre les mains. Ryan était une Thaumaturge et n’utilisait ses talents de guérisseuse que quand quelqu’un souffrait énormément. Moi, d’habitude. Sauf que, aujourd’hui, c’était Lena.
J’ai eu du mal à la reconnaître. Elle donnait l’impression de ne pas avoir dormi du tout. En guise de chemise de nuit, elle portait un tee-shirt trop grand d’un noir délavé. Ses cheveux étaient emmêlés, ses yeux, rouges et gonflés.
— Ethan !
Dès qu’elle m’a vu, Ryan est redevenue une fillette normale. Elle s’est précipitée vers moi, et je l’ai soulevée en la balançant à droite et à gauche.
— Pourquoi ne viens-tu pas avec nous ? On va tellement s’ennuyer ! Reece va me donner des ordres tout l’été, et Lena n’est pas drôle non plus.
— Il faut que je reste ici pour m’occuper d’Amma et de mon père, ma poulette.
Je l’ai remise sur ses pieds avec douceur. Lena semblait agacée. Elle s’est assise sur son lit défait, les jambes croisées sous ses fesses, et a chassé Ryan d’un geste de la main.
— Dehors ! S’il te plaît.
La petite a grimacé.
— Si vous faites des trucs dégoûtants et que vous avez besoin de moi, je serai en bas, vous deux.
Ryan m’avait sauvé la vie à plusieurs reprises lorsque Lena et moi étions allés trop loin dans nos caresses, et que le courant électrique avait manqué de couper net les battements de mon cœur. Ce problème ne se poserait jamais avec John Breed. Était-ce son tee-shirt à lui qu’elle avait enfilé ?
— Qu’est-ce que tu fiches ici, Ethan ?
Elle a levé les yeux au plafond, je l’ai imitée. Il m’était impossible de la regarder. Quand tu regardes en l’air / Vois-tu le ciel bleu de ce qui pourrait être / Ou l’obscurité de ce qui ne sera jamais ? / Me vois-tu ?
— Je veux parler de cette nuit.
— Des raisons qui t’ont poussé à me suivre, tu veux dire ?
Ses accents étaient durs, ce qui m’a fichu hors de moi.
— Je ne te suivais pas. Je te cherchais. Parce que j’étais inquiet. Je sais maintenant à quel point ça t’a gênée, vu que tu étais occupée à emballer John.
Serrant les mâchoires, elle s’est levée. Le tee-shirt lui arrivait aux genoux.
— John et moi ne sommes que des amis. Personne n’emballait personne.
— Et tu t’accroches ainsi au cou de tous tes potes ?
Elle s’est approchée, et l’extrémité de ses boucles a commencé à se recroqueviller. Le plafonnier de la chambre s’est mis à se balancer.
— Et toi ? a-t-elle riposté en me fixant droit dans les yeux. Tu essaies d’embrasser toutes tes amies ?
Un éclair a explosé, suivi par une pluie d’étincelles et l’obscurité. Les ampoules du lustre avaient sauté, répandant leurs minuscules échardes de verre sur le lit. J’ai perçu le fracas de la pluie sur le toit.
— Qu’est-ce que tu…
— Inutile de mentir, Ethan. Je sais ce à quoi toi et ta collègue vous êtes amusés devant l’Exil.
Je t’ai entendu. Tu Chuchotais. « Des yeux bleus et une chevelure blonde. » Ça te dit quelque chose ?
La voix qui a résonné dans mon crâne était âpre et amère. Elle avait raison, cependant. J’avais utilisé le Kelting, et elle avait capté le moindre de mes mots.
Il ne s’est rien passé.
La suspension s’est écrasée sur le lit, ne me manquant que de quelques centimètres. J’ai eu l’impression que le sol se dérobait sous mes pieds. Elle m’avait entendu.
Pardon ? As-tu donc cru que je ne le saurais pas ? Que je ne le sentirais pas ?
C’était encore pire que se soumettre à un examen de Reece. Lena voyait tout et elle n’avait pas besoin de recourir à ses dons pour cela.
— J’étais furax quand je t’ai surprise avec ce John. Je n’ai pas réfléchi.
— Raconte ça à qui tu veux, mais pas à moi. Il y a toujours une bonne raison à tout. Tu as failli l’embrasser, et juste parce que tu le désirais.
Ou alors, je voulais t’agacer parce que tu étais avec un autre.
Je te conseille d’être prudent avec ce que tu veux.
J’ai inspecté ses traits, les cernes noirs autour de ses yeux, la tristesse. Les prunelles vertes que j’avais tant aimées avaient disparu pour laisser place à celles, dorées, d’une Enchanteresse des Ténèbres.
À quoi joues-tu avec moi, Ethan ?
Je ne sais plus.
L’espace d’une seconde, son visage s’est affaissé. Elle s’est cependant vite ressaisie.
— Tu mourais d’envie de me balancer ça, hein ? Maintenant, tu vas avoir toute liberté de rejoindre ta Mortelle de petite amie sans éprouver la moindre culpabilité. (Le mot « Mortelle » a résonné comme si elle avait eu du mal à le prononcer.) Je parie que tu as hâte de te rendre au lac avec elle.
Lena enrageait. Des pans entiers du plafond ont commencé à s’affaisser, là où le lustre était tombé. Quelle que soit sa souffrance, sa colère l’éclipsait.
— Tu réintégreras l’équipe de basket à la rentrée, et elle sera candidate au poste de cheerleader. Emily et Savannah vont l’adorer.
Un craquement a retenti, et un bout de plâtre a dégringolé près de moi. J’avais la poitrine serrée. Elle se trompait ; n’empêche, c’était plus fort que moi, je songeais combien il devait être facile de sortir avec une fille normale, une Mortelle.
J’ai toujours su que c’était ce que tu voulais. Eh bien, tu peux l’avoir, à présent.
Nouvel effondrement. J’étais couvert d’une fine couche de poussière blanche, tandis que des morceaux brisés de plafond jonchaient le plancher. Lena retenait ses larmes avec peine.
Ce n’est pas ce que je voulais dire, tu le sais pertinemment.
Vraiment ? Tout ce que je sais, c’est que ça ne devrait pas être si difficile. Aimer quelqu’un ne devrait pas être si difficile.
Je me suis toujours fichu de ça.
J’ai senti qu’elle se dissipait, qu’elle me poussait hors de son esprit, hors de son cœur.
— Tu es destiné à quelqu’un comme toi, et moi à quelqu’un de mon espèce. Quelqu’un qui comprenne ce que je traverse. Je ne suis plus la même que celle que j’étais il y a quelques mois. Mais j’imagine que toi et moi en sommes conscients.
Pourquoi t’entêter à te punir, Lena ? Ce n’était pas ta faute. Tu n’aurais pas pu le sauver.
N’évoque pas ce qui t’échappe.
Au moins, je n’ignore pas que tu te considères comme responsable de la mort de ton oncle, et que te torturer constitue une sorte de pénitence.
Aucune pénitence ne rachètera mes actes.
Elle a fait mine de se détourner.
Ne te sauve pas.
Je ne me sauve pas. Je suis déjà partie.
Sa voix intérieure me parvenait à peine. Je me suis rapproché d’elle. Quoi qu’elle ait fait avec John, que notre relation soit terminée ou non, ça n’avait pas d’importance : je n’allais pas la laisser s’autodétruire sans réagir. Je l’ai attirée contre moi, je l’ai enveloppée dans mes bras, comme si elle était en train de se noyer et que je voulais seulement la tirer hors de l’eau. Le froid brûlant qui émanait d’elle a incendié la moindre parcelle de ma peau. Ses doigts ont effleuré les miens. Mon torse était gourd là où elle avait enfoui sa tête.
Que nous soyons ensemble ou non ne compte pas, L. Tu n’es pas l’une des leurs.
Je ne suis pas l’une des vôtres non plus.
Ces derniers mots étaient un murmure. J’ai plongé ma main dans ses cheveux. Aucune part de moi ne pouvait la laisser s’en aller. Je crois qu’elle pleurait, sans en être sûr cependant. Levant les yeux, j’ai constaté que les derniers morceaux de plâtre entourant le trou laissé par la suspension se fendaient en centaines de lézardes, à croire que l’ensemble du plafond allait nous tomber dessus.
C’est fini, alors ?
Ça l’était, mais je n’avais pas envie qu’elle réponde à ma question. J’avais envie de profiter de ce moment, un petit peu encore. J’avais envie de l’enlacer, de faire comme si j’en avais encore le droit.
— Ma famille s’en va dans deux jours. Quand ils se réveilleront, demain, je serai partie.
— L ! Tu ne peux pas…
Elle a posé un doigt sur ma bouche.
— Si tu m’as jamais aimée, et je sais que c’est le cas, laisse tomber. Je ne permettrai plus que les gens auxquels je tiens meurent à cause de moi.
— Lena.
— Telle est ma malédiction. Elle est à moi. Ne me la retire pas.
— Et si je refuse ?
Elle m’a regardé, le visage soudain sombre.
— Tu n’as pas le choix. Si tu montes à Ravenwood demain, je te garantis que tu ne voudras pas parler. Tu ne pourras pas non plus, d’ailleurs.
— Es-tu en train de me menacer d’un sortilège ?
Cette frontière tacite, elle ne s’était jamais permis de la franchir. En souriant, elle a de nouveau plaqué son index sur mes lèvres.
— Silentium. « Silence » en latin. Tu n’entendras plus que ça si tu tentes de révéler à qui que ce soit que je compte m’en aller.
— Tu n’oserais pas ?
— Tu paries ?
Nous y étions. Enfin. La seule chose qui subsistait entre nous, c’était le pouvoir inimaginable qu’elle n’avait pas encore utilisé contre moi. Ses prunelles étaient larges, dorées, luisantes. Sans plus aucune trace de vert. Elle ne plaisantait pas, j’en étais conscient.
— Jure-moi que tu ne reviendras pas ici.
Échappant à mon étreinte, elle m’a tourné le dos. Elle ne tenait pas à me montrer plus longtemps ses yeux que, de mon côté, je ne supportais pas de voir.
— Je te le jure.
Elle n’a rien dit. Hochant la tête, elle a essuyé les larmes qui coulaient sur ses joues. Lorsque je suis sorti de sa chambre, le plâtre pleuvait à seaux.
J’ai emprunté les couloirs de Ravenwood pour la dernière fois. Plus je m’éloignais, plus la demeure s’assombrissait. Lena partait, Macon était parti. Tout le monde s’en allait, et la maison semblait morte. J’ai laissé mes doigts s’attarder sur la rambarde en acajou. Je souhaitais me rappeler l’odeur du vernis, la douceur du vieux bois, l’arôme ténu des cigares d’importation de Macon, peut-être, le jasmin des confédérés, les oranges sanguines et les livres.
Je me suis arrêté devant la porte de la chambre à coucher de Macon. Peinte en noir, ça aurait pu être l’accès à n’importe quelle pièce de la plantation. Sauf que ce n’était pas le cas, et Boo dormait devant, attendant un maître qui ne rentrerait jamais. Il n’avait plus son air de loup, juste celui d’un chien. Sans Macon, il était aussi perdu que Lena. Il a levé les yeux vers moi sans bouger la tête.
Posant ma main sur la poignée, j’ai poussé le battant. La chambre était telle que je m’en souvenais. Ici, personne n’avait osé recouvrir quelque meuble que ce soit. Le lit à baldaquin en ébène trônant au milieu de la pièce luisait, comme encaustiqué des dizaines de fois par Maison ou Cuisine, le personnel invisible de Ravenwood. Des volets noirs à claire-voie plongeaient l’endroit dans une obscurité totale, si bien qu’il était impossible de distinguer le jour de la nuit. De grands chandeliers étaient ornés de bougies noires, et un lustre en fer forgé était accroché au plafond. J’ai identifié un dessin Enchanteur dessus. D’abord, je ne l’ai pas reconnu, puis ça m’est revenu.
Je l’avais vu sur Ridley et John Breed, à l’Exil. La marque d’un Enchanteur des Ténèbres. Le tatouage que tous arboraient. Chaque tracé paraissait différent tout en étant indubitablement apparenté aux autres. C’était plus un sceau qu’un tatouage, comme si on leur avait brûlé la peau au fer rouge au lieu d’y injecter de l’encre.
Frissonnant, j’ai saisi un petit objet posé au sommet d’une table de toilette noire. Une photo encadrée de Macon en galante compagnie. Si Macon était bien visible, la femme n’était qu’une silhouette dans l’obscurité, une ombre figée sur la pellicule. Je me suis demandé s’il s’agissait de Jane.
Combien de secrets Macon avait-il emportés dans la tombe ? Quand j’ai voulu remettre le cadre en place, j’ai méjugé la distance à cause de la pénombre, et il est tombé. Je me suis penché pour le ramasser. J’ai alors remarqué que le coin du tapis était retourné. C’était la réplique exacte de celui que j’avais vu dans le bureau de Macon, au cœur des Tunnels.
Je l’ai soulevé. Dessous, le plancher comportait une découpe rectangulaire parfaite, assez vaste pour qu’un homme s’y glisse. Un énième accès aux Tunnels. J’ai tiré dessus, la trappe s’est soulevée sans résistance. En bas, j’ai découvert le bureau de Macon. Il n’y avait pas d’escalier, et le sol en pierre semblait trop loin pour prendre le risque de sauter sans se fendre le crâne.
Je me suis souvenu du passage illusoire menant à la Lunae Libri. La seule façon de savoir, c’était d’essayer. Me retenant au bord du lit, j’ai avancé d’un pas prudent. Après avoir tâtonné, j’ai senti quelque chose de solide sous mon pied. Une marche. Bien que je n’aie pu la distinguer, j’en ai perçu le bois usagé sous ma semelle. En quelques secondes, je me suis retrouvé dans la pièce de travail de Macon.
Ainsi, il n’avait pas consacré ses journées à dormir. Il les avait passées ici, dans les Tunnels, en compagnie de Marian sans doute. Je les ai imaginés étudiant de vieilles légendes d’Enchanteurs, discutant des techniques de jardinage d’avant-guerre, prenant le thé. Marian avait sûrement côtoyé Macon plus que quiconque, Lena exceptée.
Marian était-elle la femme du cliché ? S’appelait-elle Jane, en réalité ? Je n’avais jamais envisagé les choses sous cet angle, mais ça aurait expliqué bien des mystères auxquels je me heurtais. Pourquoi les innombrables paquets de papier brun de la bibliothèque étaient stockés dans le bureau de Macon ; pourquoi un professeur de Duke se cachait sous les traits d’une bibliothécaire, même au poste de Gardienne, dans un bled comme Gatlin ; pourquoi Marian et Macon avaient été inséparables la plupart du temps, du moins dans les limites imposées à un Incube reclus qui ne sortait jamais de chez lui.
Et s’ils s’étaient aimés durant toutes ces années ?
J’ai balayé la pièce du regard jusqu’à ce que je le déniche : le coffre en bois qui contenait les pensées et les secrets de Macon. Il était posé sur une étagère, là où Marian l’avait laissé.
Fermant les paupières, j’ai tendu la main…
C’était ce que Macon voulait le plus et désirait le moins au monde : être près de Jane une dernière fois. Il ne l’avait pas revue depuis des semaines, sauf à compter les nuits où il l’avait suivie entre la bibliothèque et chez elle, l’épiant de loin, regrettant de ne pouvoir la caresser.
Plus maintenant, alors que la Transformation était si proche. Pourtant, elle était là, alors qu’il lui avait ordonné de ne pas le contacter.
— Il faut que tu sortes d’ici, Jane. Tu n’es pas en sécurité.
Lentement, elle traversa la pièce où il se tenait.
— Ne comprends-tu pas ? Je ne peux pas rester à l’écart.
— Je sais.
L’enlaçant, il l’embrassa. Un ultime baiser. Puis il prit quelque chose dans son placard et le déposa dans la main de Jane en refermant ses doigts autour. C’était un objet rond et lisse, une sphère parfaite. Il emprisonna sa main dans la sienne.
— Je ne serai pas en mesure de te protéger après la Transformation, dit-il d’une voix grave. Pas de la seule chose qui représente la plus grande des menaces pour toi. Moi.
Il contempla leurs mains qui berçaient doucement ce qu’il y avait dissimulé.
— S’il arrive quoi que ce soit, enchaîna-t-il, si tu cours un danger… utilise ça.
Jane ouvrit sa paume. La sphère était noire et opalescente, à l’instar d’une perle. Elle commença cependant à se modifier et à briller sous son regard. Elle perçut le bourdonnement des infimes vibrations qui l’agitaient.
— Qu’est-ce que c’est ?
Macon recula, l’air de préférer éviter de toucher l’objet, maintenant qu’il avait pris vie.
— Un Orbe Lumineux.
— À quoi sert-il ?
— Si je dois devenir un péril pour toi, tu seras sans défense. Tu n’auras aucun moyen de me tuer ou de m’affaiblir. Seul un autre Incube est en mesure de rivaliser avec moi.
Les yeux de Jane se voilèrent.
— Je serais incapable de te faire du mal, chuchota-t-elle.
Macon effleura son visage avec tendresse.
— Je sais. Quand bien même tu le souhaiterais, ce serait impossible. Nul Mortel ne peut vaincre un Incube. Voilà pourquoi tu as besoin de l’Orbe Lumineux. C’est la seule façon de maîtriser une créature de mon espèce. La seule que tu aurais de m’arrêter si…
— Qu’entends-tu par « maîtriser » ?
Macon se détourna.
— C’est comme une cage, Jane. L’unique cage en mesure de nous garder prisonniers.
Jane observa la boule sombre qui luisait dans sa paume. Maintenant qu’elle savait de quoi il s’agissait, elle avait l’impression que l’Orbe perçait un trou incandescent dans sa main et dans son cœur. Elle le laissa tomber sur le bureau de Macon, et l’orbe roula avant de se ternir et de redevenir noir.
— Crois-tu sérieusement que je vais t’enfermer là-dedans comme une bête sauvage ?
— Je serai pire qu’une bête sauvage.
Des larmes mouillèrent les joues de la jeune femme, puis ses lèvres. Elle attrapa Macon par le bras, l’obligea à lui faire face.
— Combien de temps resterais-tu à l’intérieur ?
— Une éternité, sans doute.
Elle secoua la tête.
— Je refuse. Je ne te condamnerai pas à ça.
Elle crut distinguer de l’eau dans les yeux de Macon, alors qu’elle savait que c’était impossible. Il ne versait pas de larmes, or elle aurait juré que ses prunelles brillaient.
— S’il t’arrivait malheur, si je te blessais, tu me condamnerais à un destin bien pire que ce qui m’attendrait dans cette sphère.
Macon ramassa cette dernière, la souleva.
— Si cela s’impose un jour, tu dois me promettre que tu t’en serviras.
Jane ravala ses sanglots. Sa voix tremblait.
— Je ne suis pas sûre de…
Macon appuya son front contre le sien.
— Promets-le-moi, Janie. Si tu m’aimes, promets-le-moi.
Jane enfouit son visage dans le cou glacé.
— Je te le promets, souffla-t-elle après avoir longuement inspiré.
Macon releva la tête et regarda par-dessus l’épaule de sa bien-aimée.
— Une promesse est une promesse, Ethan.
Je me suis réveillé dans un lit. De la lumière passant par la fenêtre, j’en ai déduit que je n’étais plus dans le bureau de Macon. J’ai fixé le plafond, dénué de lustre dingue en métal noir – je n’étais donc pas dans sa chambre de Ravenwood non plus.
Je me suis assis, sonné, dérouté. J’étais dans mon propre lit, dans ma propre chambre. La fenêtre était ouverte, et la clarté du matin me blessait les yeux. Comment avais-je réussi à perdre conscience là-bas et à reprendre connaissance ici, des heures plus tard ? Qu’avaient subi le temps, l’espace et les lois de la physique entre ces deux moments ? Quel Incube, quel Enchanteur était assez puissant pour accomplir pareils prodiges ?
Jamais encore les visions ne m’avaient autant affecté. Tant Abraham que Macon m’avaient vu. Comment était-ce possible ? Qu’est-ce que Macon s’efforçait de me dire ? Pourquoi voulait-il que j’aie ces hallucinations ? Rien n’avait de sens, sauf une chose. Soit les visions étaient en train de changer, soit c’était moi. Lena y avait veillé.